LE TABOU DU SUICIDE

Plusieurs disciplines comme la sociologie, la psychologie ou
encore la philosophie, ont abordé la question du suicide. Si
le thème intéresse et interroge, il n’en demeure pas moins
méconnu. Le vocable « suicide » se trouve empreint de
tabous. De façon générale, la société évite de prononcer
ce mot, à croire qu’une malédiction se cache derrière. La
plupart du temps, les personnes utilisent des synonymes et
tournent autour sans jamais le dire clairement.
Un professionnel de la santé interpelle « Mais je pose la
question ! Je pose la question de savoir s’il a pensé se faire du
mal ? … ».
« Se faire du mal » traduit chez lui, de manière masquée, d’avoir des pensées suicidaires
et d’imaginer le passage à l’acte. D’une manière évidente cela s’entend mais pour des
personnes qui souffrent psychiquement, cette expression peut prendre des sens bien
différents.
Nous connaissons assez bien les raisons qui poussent les personnes à passer à l’acte.
Les suicidaires sont soumis à des angoisses morbides provenant de dépressions, de
traumatismes importants. Le désir de finir avec la souffrance physique par le suicide
assisté revient de temps à autres sur le devant de la scène.
Oser en parler, librement, permet parfois d’apporter une considération qui manque aux
personnes souffrantes.


IL ÉTAIT UNE FOIS : LE SUICIDE


Avant l’ère chrétienne, le suicide s’apparente purement à une philosophie, une façon de
concevoir la vie et la mort. L’acceptation de la Cité de cette idée demeure plus ou moins forte.
Avec Saint-Augustin et la chrétienté il y a un changement radical. Le défunt qui se rend
coupable de meurtre contre lui-même, demeure damné à tout jamais. On l’excommunie
du cercle sociétal dans le monde spirituel mais également dans la vie terrestre. Le suicide
condamne aussi la famille du « coupable » à l’exclusion et à la déchéance. On traîne le
corps du mort et on l’expose à la vue de tous. La honte retombe sur lui et la famille se
voit totalement rejetée. Le meurtre demeure un crime puni par la Loi des hommes mais
aussi par la Loi de Dieu qui s’applique à tout mortel. Nul ne peut donc commettre un
acte contre lui-même sans tomber sous le coup de la sanction divine. Celui qui se rend
coupable d’un tel acte se voit considéré comme indigne et il ne peut accéder au paradis.
Si la personne vient à échouer dans son geste désespéré, elle se voit tout autant
condamné à l’opprobre et au déshonneur. Ainsi, comme pour tout interdit, l’acte
suicidaire se camoufle par toutes sortes de stratagèmes afin d’éviter la terrible sentence
sur l’image de la famille.


Au Moyen-Age, il est courant qu’un seigneur oblige un serf à le tuer afin de lui éviter la
honte et la damnation liées au suicide.
De ce fait le serviteur devient coupable de meurtre et se trouve condamné à mort tandis
que sa famille entière se voit aussi excommuniée.
Ce suicide dissimulé se transforme pour le serviteur en double peine car non seulement
il demeure coupable d’un meurtre « commandé » mais il porte également la faute du
mal être de son maître. Ces exemples démontrent toute la complexité de la question
du suicide.
Aussi même si le coupable n’est plus présent physiquement, il doit quand même expier
sa faute au travers des siens.
Cette manière de penser et de faire qui perdure dans l’histoire, va laisser, au fi l du temps
des traces profondes et indélébiles.
En France, c’est sous le règne de Napoléon que le suicide se décriminalise. Pour
autant, la honte et le déshonneur restent attachés à ce signifiant, bien ancrés dans
l’inconscient collectif. D’ailleurs, l’expression dont on se sert pour en parler « meurtre
contre soi-même » se montre particulièrement évocatrice.
De nos jours aussi, nous constatons de quelle façon la honte et la peur du regard des
autres perdurent. Nombre de suicides se déguisent en accident ou en meurtre, dans le
seul but d’éviter la vindicte populaire.
Dans la littérature, par exemple, nous voyons combien la peur de cette honte reste
forte, immense, comme dans le roman de Marcel Pagnol, « Manon des Sources », où
Ugolin se pend à un arbre. Le vieux, le Papet déguise cela en accident. Ainsi confronté
au suicide de l’un des leurs, beaucoup de familles cherchent à minimiser ou à se rassurer
en imaginant un scénario acceptable, quitte à le mettre en scène.
Un patient relate comment sa famille a imaginé un règlement de compte crapuleux pour
« sauver la réputation » de leur fils mais par là-même celle de toute la famille. En effet,
tout ce qui se raconte et qui circule autour de ce mot, amène une tension interne ; avec
un mélange d’effroi, d’opprobre et de châtiment divin.
Au cours du temps le terme « meurtre contre soi » glisse vers le vocable « suicide ». « sui
cadere » qui signifie : « se tuer soi-même » Même si la définition est similaire, comme les
choses aujourd’hui évoluent, il apparaît que les personnes semblent avoir moins peur
de ce mot.
Nous savons que l’interdit ne se dit pas. Comme ce qui est défendu entraine à chaque
fois une souffrance supplémentaire, les personnes choisissent de se taire. C’est un peu
comme un « gros mot » auquel on pense mais que l’on ne prononce pas. Même si
l’humiliation publique ne se pratique plus, l’indignité se manifeste autrement.

UN TABOU QUI INTERROGE
Voilà pourquoi tout naturellement ce tabou interroge. Comprendre d’où il vient ? Sa
construction ? Son fondement ? Saisir surtout la raison qui fait qu’aujourd’hui encore des
personnes restent fixées dans leur souffrance, étant totalement incapables de rompre
ce tabou.
Le passage à l’acte ne s’explique pas simplement de façon philosophique. Nous
comprenons qu’il existe de multiples facteurs. Pourquoi et comment un être humain qui
vit les mêmes choses que l’autre, se retrouve-t-il lui, immergé dans l’insidieuse spirale
de pensées suicidaires ?
La psychanalyse se tourne principalement vers ce que J.Lacan nomme le manque-à-être :
ce que le sujet n’arrive pas à combler. Pour lui, tout sujet se tourne vers l’autre ou un
objet afin de « remplir » le trou qu’il identifie en lui.
Dans « Deuil et mélancolie »1917, S.Freud se pose la question de la perte de l’objet et
de son identification par la personne. Comment peut-elle totalement se confondre avec
l’objet perdu et ainsi tourner son désir pour le rejoindre ?
Le mot « suicide » provoque pour celui qui l’entend un malaise.
Il se sent « mal à l’aise » avec cela et ne sait souvent pas quoi
en faire.
Ce vocable amène la personne à réagir en utilisant soit la
moquerie, soit le drame ou encore l’évitement. L’ampleur
du ressenti qui subsiste autour de ce terme lui donne une
particularité qui attire la curiosité. Une curiosité puérile
qui donne l’envie d’en savoir plus, tout en ayant peur de
ce que l’on peut découvrir.
Au-delà de la tragédie qui s’abat sur les proches sur un
plan affectif, le suicide les condamne également sur le plan
familial. Même si le défunt n’est plus présent, les proches
restent sans réponses.
De nos jours le suicide ne se considère plus comme un acte criminel, on peut se demander
pourquoi les proches tentent quand même de masquer, voire de dénier l’acte suicidaire ?
Est-ce un réflexe inconscient profondément lié à ce que nous venons d’évoquer
précédemment ? La honte et le rejet qui rejaillissent sur la famille parce qu’elle n’a pas
su « aider » le suicidé, la rend aux yeux des autres forcément coupable. Tout comme cet
homme qui explique comment sa belle-famille l’incrimine du suicide de son épouse,
l’obligeant ainsi à déménager loin et le laissant seul avec ce deuil quasiment impossible
à faire.
On trouve également cela chez les auteurs d’une tentative de suicide. Beaucoup de ceux
qui n’ont pas réussi, minimise le fait d’avoir voulu mourir. Nous le voyons dans l’exemple
de cette jeune fille qui déclare : « Je voulais arrêter mon mal de tête, c’est tout. Comme
les médicaments ne marchaient pas, j’ai juste augmenté la dose ».
La question du suicide semble bien plus large qu’elle n’y paraît. Dès 1915, S.Freud
note que « l’inconscient ne connait que l’immortalité, ne connait rien de négatif et par
conséquent ne connait pas notre propre mort ».

UN TABOU INCONSCIENT
Toute la difficulté réside dans le fait que depuis des siècles, le tabou du suicide reste
ancré dans l’inconscient collectif. Pour prendre un parallèle un peu trivial, il existerait
dans nos sociétés « un complexe du suicide ».
Chaque fois que nous interrogeons les patients sur l’acte suicidaire, on observe une
sorte de phénomène de coupure ; comme si le simple fait d’évoquer ce sujet sous entend
une malédiction. Ce signifiant « malédiction » n’est pas anodin. Un patient nous
dit « Oh là là, quelle question ! Vous me demandez si j’ai pensé au suicide, vous allez
m’attirer le mauvais œil ».
Étymologiquement, la malédiction signifie « dire du mal de, ou mal dit » ; un peu comme
si le fait d’évoquer la chose allait entraîner sur la situation du patient une catastrophe.
L’idée du complexe du suicide peut se comparer à quelque chose que l’on ne doit pas
évoquer ni-même prononcer. Quand l’inconscient se retrouve confronté au sujet de la
mort volontaire alors qu’il a totalement refoulé les angoisses du rejet et de la honte,
inévitablement les mécanismes de défenses se réveillent de façon très explicite, voire
violente.
Les conséquences du suicide sur les proches et plus largement sur la société, questionnent
les fondements même de la nature humaine. La sauvegarde de l’espèce étant une
certitude pour l’homme, le genre humain ne peut pas disparaître de façon non naturelle.
La personnalité se construit tout au long de son enfance et son adolescence pour vivre
en tant qu’adulte. Dans le déroulé de la construction psychique, on rend compte des
manques et des ratés. Les personnes réagissent différemment et singulièrement. Si les
mêmes causes engendrent les mêmes effets, l’être humain ne réagit pas comme on
l’imagine.
Prenons l’exemple d’une fratrie. Deux frères vivent les mêmes conditions de vie. Leurs
parcours semblent similaires. Pourtant à l’arrivée, l’un a souffert et l’autre moins. Plus
exactement, un des frères a dépassé sa difficulté, l’autre plus difficilement ou pas du tout.
Voilà pourquoi nous ne pouvons pas poser de façon « mécanique » les mêmes solutions
pour les personnes. La communauté dans laquelle ils évoluent, influe directement sur
leur développement. Néanmoins, tous réagissent différemment.
En psychanalyse, nous observons que face au secret et à la perte de l’objet, le moi subit des
pressions. Parfois, le sujet ne peut que constater combien la finalité de sa vie ne s’apparente
qu’à de la souffrance et que son seul moyen d’en réchapper se trouve dans la mort.
Les séparations, la découverte du secret familial amènent une confusion entre son réel
et la réalité du monde extérieur. N’ayant pu se construire par lui-même avec un idéal
du moi puissant, voire tyrannique, la personne devient la proie de conflits internes.
La pulsion de mort se délie de la pulsion de vie afin de stopper le mal être. La mort
organique procure à la personne la fi n de la souffrance psychique.
« Être ou ne pas être » de Shakespeare demeure très présent. On tourne autour du
problème pour l’exprimer sans jamais le dire. J.Lacan souligne que, dans la cure, on ne
l’exprime jamais frontalement, et comme l’inconscient cache, le sens du mot « suicide »
se doit d’être interrogé inlassablement.
La preuve du tabou est faite. Nous le voyons dans les idées reçues sur le suicide, et sur
les réactions face à ce vocable.


BRISER CE TABOU ?
Nous observons au travers d’évènements récents à quel point la parole se libère davantage.
De la sorte, la littérature et bien d’autres arts encore, s’autorisent aujourd’hui à « briser le
tabou ». En effet, les artistes et autres penseurs usent librement du mot suicide.
La question du suicide vient également soulever le positionnement de notre discipline.
La crise suicidaire se distingue par le versant du soin à apporter, dans la mesure où cela
s’avère encore possible.
Pour autant, la psychanalyse ne demeure-t-elle pas la science du moi libre de choix ?
Dans la société, certains se positionnent en libre arbitre prônant le suicide comme d’un
droit inaliénable. Comment donc la psychanalyse peut-elle envisager de soigner, voire
de « sauver » le sujet, s’il décide de mourir ?
Nous pouvons nous demander si la psychanalyse peut tout à la fois incarner une discipline
curative, qu’une défenseure du droit de disposer de sa vie ? Tout bien considéré, face
à leurs souffrances physiques et psychiques qui s’entremêlent, ces patients suicidaires,
par exemple en fi n de vie, demeurent-ils tenus de continuer à se battre ou plutôt de fuir
le combat qui s’annonce ?
Cette question subsiste et subsistera finalement, tant l’inconscient se montre insaisissable.

 

PSY CAUSE 89, 2E TRIMESTRE 2024


RÉFÉRENCES
1/ Sigmund Freud, Deuil et mélancolie,1917, Petite biblio Fayot,2011
2/ Georges Minois, Histoire du suicide, 1995, Fayard.
3/ Emile Durkheim, Le suicide,1897, PUF, 2013.
4/ Jacques Lacan, Les écrits, Seuil, 1966